La cathédrale et nous

VII

L'ange du Seigneur apparut à Marie : l'air était si dense qu'il assourdissait tous les sons. Vitalis n'attendit pas la dernière volée pour reprendre :

Le syndicalisme n'est pas le seul symptôme de notre retour au Moyen-Age. Il en est un autre, peut-être plus net encore je l'appellerai la résurrection de l'Empereur.

Moi

Qu'entends-tu par là ?

Vitalis

Ne souris pas. J'entends par cette expression la résurrection d'une société internationale. C'est un fait indiscutable qu'à l'Europe fragmentée de la Renaissance se substitue une nouvelle Europe, dont l'ordre évoque déjà celui de la Chrétienté. Au Moyen-Age la hiérarchie des tenues ne s'arrêtait pas au royaume, il n'était lui-même qu'un fragment de la chrétienté au sommet de laquelle siégeait le Pape et l'Empereur. Non pas que l'Empereur fut absolument souverain, il n'avait qu'une des prérogatives de la souveraineté – la prérogative suprême, celle de la justice entre les royaumes. Il ne gouvernait pas la chrétienté, mais il était dispensateur de la paix. La Paix, ce besoin de paix qui nous hante – c'est le grand rêve du Moyen-Age ; aucune époque ne l'a plus désirée, n'y a plus travaillé... Et je ne parle pas seulement d'institutions comme la Trêve de Dieu et la Paix de Dieu ; ce sont institutions en vue de la guerre, des limites à la guerre, non des œuvres constructives ; je parle de cette organisation qui fit de la chrétienté un corps unique dont un jeu savant d'arbitrage remontant jusqu'à l'Empereur, maintenaient l'ordre parmi les membres ».

Vitalis se tut, contemplant le paysage que la lumière trop ardente rendait tout proche...

« J'aimerais connaître la campagne Milanaise, reprit-il au bout d'un instant, c'est là que mourut le Moyen-Age. Je ne sais pourquoi j'imagine pour cette chevauchée où l'Empereur demandait à ses compagnons s'il était le maître du Monde, une ambiance de couchant triste. Je ne sais pourquoi, non plus, mon esprit évoque plutôt que la riche campagne du Po, la Pineda de Ravenne : certains décors conviennent à certaines destructions et cette ville de tombeaux, où seules de barbares mosaïques accrochent comme des pierres au fond des eaux, quelques reflets dans la pénombre serait un admirable cadre à la promenade de l'Empereur et de ses juristes guerriers. « Vous n'êtes pas seulement le souverain du Monde, lui répondit l'un de ses trois compagnons, il est votre propriété ». Le cheval de l'Empereur fut la récompense de cette parole.

« Le Monde est votre propriété. » Martin avait exprimé la doctrine qui devait tuer le Moyen-Age. L'Empereur maître absolu du monde c'est la fin même du Moyen-Age, c'est la fin de l'admirable hiérarchie des tenures : l'Empereur y échappe, il s'y oppose, il la détruit. Il veut tirer à lui la souveraineté dont si soigneusement on avait divisé les prérogatives, mais son absolutisme suscite l'absolutisme des princes qu'il veut assujettit. En réaction contre  l'Empereur chacun s'enferme dans son pouvoir, le chaos d'une Europe divisée contre elle-même se substitue à la chrétienté. Au vrai, en vertu de la vitesse acquise, le Moyen-Age progresse encore ; dans cinquante ans il atteindra son zénith avec Saint Louis : c'est l'apogée... mais à la veille de la ruine. À la mort de Saint Louis la Chrétienté se désagrège et sept siècles de guerres ininterrompues commencent.

Il ne faudrait pas trop accuser l'Empereur, il fut victime de la renaissance du droit romain, renaissance néfaste comme toutes les renaissances. Au droit médiéval spontanément formé, d'après les besoins d'une société que le christianisme avait renouvelée, les juristes ont voulu substituer les principes de la société antique. Erreur fatale ! Ils aboutirent à un chaos : rien n'est aussi dangereux que de chercher des leçons ailleurs que sur son propre sol, et dans une époque qui ne s'apparente en rien à la vôtre. Le roi de France et le Pape eurent beau se liguer pour empêcher l'étude de cette science du paganisme, le courant était trop fort – il emporte tout – très vite le roi de France, Empereur en son royaume, s'arrogea cette souveraineté que Justinien lui avait révélée. Le Pape lui-même se laissera gagner et se disant lui aussi Dominus Mundi il prétendra partager la terre... Mais à ce moment là le Moyen-Age est mort ; nous avons une Europe, nous n'avons plus de chrétienté.

Au contraire, aujourd'hui, nous assistons à la mort de l'Europe et à la naissance d'une société internationale que je n'ose encore qualifier de Chrétienté. C'est avec une grande vitalité que se manifeste le sentiment d'une société qui englobant toutes les nations les dépasse. Quel homme oserait croire, aujourd'hui, que l'État  n'a aucun devoir envers les autres États ? - Cette conscience d'une communauté internationale est le grand événement de notre époque.

Vitalis s'interrompit : J'aime, me dit-il, cet ange qui porte le cadran solaire. Son sourire me rappelle l'expression de certains archaïques grecs. Il possède cette lueur d'au-de-là que seuls doivent avoir les êtres très primitifs.

Nous assistons à la mort de l'Europe, reprit-il sans transition, et avec elle disparaît l'absolutisme des États. Chacun des États de l'ancienne Europe, jouissant à l'intérieur de ses frontières du monopole de la contrainte inconditionnée, se proclamait à l'extérieur indépendant non seulement vis-à-vis de chacun des autres États, mais encore de la société de fait qu'ils formaient tous ensemble ; c'est contre cette volonté de ne vivre que par soi et que pour soi qu'à l'heure actuelle on réagit. Non sans peine ! À chaque fois qu'on veut porter atteinte à cette prétendue souveraineté, la plupart des pays se refusent à toute concession ; si parfois l'opinion publique force les gouvernements à signer un acte, ils s'arrangent pour le tourner. C'est l'histoire un peu triste de l'article 10 du Pacte de la Société des Nations. C'est l'histoire de cet article 13 où si habilement on a glissé les mots : « A leur avis » et « propose ».

Mais comme l'a dit admirablement M. Politis : « La notion de la souveraineté est dès à présent virtuellement abolie, et si elle reste encore usitée dans le langage officiel et un peu moins dans celui de la science, c'est par défaut d'adaptation visuelle à la disparition d'une lumière qui, pendant très longtemps, a brillé d'un vif éclat. Le principe sur lequel, durant quatre siècles a été orientée toute la vie internationale est comme ces astres depuis longtemps éteints, qui frappent néanmoins encore nos regards. »

La souveraineté absolue de l'État ne répond plus à cette réalité qu'est la société internationale. Je ne suis pas très compétent pour te parler de la solidarité économique des États, c'est je crois une évidence et je me garderais d'insister. Je ne m'étendrai pas non plus sur la solidarité politique ; les grands mouvements révolutionnaires, depuis un siècle ont tous un caractère universel – 1830-1848, ces dates évoquent des secousses que tous les États ont également ressenties. À ce point de vue nous marchons vers une uniformité des régimes politiques égale à celle qu'à connu le Moyen-Age féodal. Plus volontiers je m'étendrai sur la solidarité intellectuelle. Certes elle ne se manifeste pas encore avec la même intensité qu'au Moyen-Age. Nous ne possédons pas d'organisation internationale dont la puissance et la vitalité égale celle des ordres monastiques ; je doute même que les nôtres aient jamais pareille influence. Notre cosmopolitisme est bien superficiel, à côté de celui des pèlerinages : celui-ci imprégnait même les masses. Il n'était pas besoin de voyager pour subir des influences étrangères : le voyageur moderne, s'il parvient parfois à s'imprégner d'atmosphères et de civilisations étrangères ne livre jamais rien en échange ; au contraire le pèlerin, allant de maison en maison, s'arrêtant dans les abbayes et chez les particuliers, parlait, conseillait. Il apportait autant d'idées qu'il en recevait.

Moi

Cette cathédrale est vraiment le lieu où parler d'échanges intellectuels... elle fut, on peut dire, une œuvre collective, tous les princes ont eu à cœur d'y collaborer ; tout à l'heure, j'ai déchiffré les armoiries de certaines verrières, les Tours de Castille y voisines avec les Lys de France.

Vitalis

Ces échanges internationaux reprennent ; ils n'ont d'ailleurs jamais complètement cessé. Les progrès de la science dont chaque découverte suppose des découvertes antérieures dans quelque pays qu'elles aient eu lieu, nous ont habitué à penser sur un plan international. Peu à peu cette habitude s'est étendue à tous les domaines de l'esprit... Combien de nos écrivains ont subi des influences étrangères – bien plus – ces échanges d'influence s'organisent. Je ne parle pas du Centre de Coopération Intellectuelle dont les résultats sont douteux, mais de ces conférences spontanées et de ces grandes enquêtes à caractère international dont depuis quelques années on prend l'habitude.

Mais ici nous touchons à l'événement capital de notre époque : cette société internationale qui malgré un certain déclin n'avait jamais complètement cessé d'exister, tend à trouver de nouveau – comme au Moyen-Age – son expression juridique. Il faut qu'à tout grand mouvement social réponde une institution qui le reflète et l'organise : La Société des Nations est l'institution qui reflète et organise la Société internationale.

Ce n'est pas que j'ignore ces défauts, je n'ai pas le loisir d'insister sur chacun d'eux, le plus grave est, je crois que plusieurs des principales puissances ne sont pas liées par son pacte... Mais en dépit des lacunes il y a là  un premier essai d'organisation internationale ; la vie internationale n'est plus entièrement abandonnée au bon et au mauvais vouloir de chacun des états. Il existe un pouvoir... Je ne m'exagère pas son efficacité, mais lorsqu'une institution répond à une réalité, par la force même des choses elle se développe... Il ne peut pas juger la Société des Nations dans ce qu'elle est, il faut la juger dans ce qu'elle sera.

Voici cette résurrection de l'Empereur dont tout à l'heure je te parlais ; au-dessus des syndicats nationaux la Société des Nations se présente comme une sorte de grand syndicat international. Elle partage avec les syndicats ce caractère juridique d'être un organe de juxtaposition et non de subordination. Le syndicat n'est pas superposé aux membres, il est formé de leur ensemble, de même que la Société des Nations ne se superpose pas aux états, mais est formée de leur coordination. Comme l'Empereur, elle couronne la nouvelle féodalité...

« Ne serait-il pas temps d'entrer dans la Cathédrale » interrompit Gilbert qui depuis quelques minutes nous avait rejoint. « Les autres nous attendent devant le Portail Royal... »